L’humanisme musulman : une réponse au défi postmoderne d’un espace religieux pluriel ?

L’humanisme musulman : une réponse au défi postmoderne d’un espace religieux pluriel ?

  Leçons d’Abū Ḥāmid al-Ġazālī

Bochum – Anawati Stiftung

30 octobre 2013

À  la  fois  philosophie,  projet  et  mouvement  de  pensée  issu  de  la  Renaissance, l’humanisme place l’homme au cœur de tout, un homme humanisé grâce aux humanités, ces savoir  vivants  qui  rompent  avec  le  psittacisme  de  la  scholastique.  On  connaît  la  formule célèbre de Picde la Mirandole dans son discours De dignitate hominis qu’il rédigea en 1486« On  ne  peut  rien  voir  de  plus  admirable  dans  le  monde  que  l’homme ».  Initialement, l’humanisme  n’a  rien  d’antireligieux.  Lorsque  Gargantua  écrit  à  son  fils  Pantagruel,  que « science  sans  conscience  n’est  que  ruine  de  l’âme »,  il  en  conclut  qu’il  doit  par  conséquent « servir,  aimer  et  craindre  Dieu,  à  mettre  en  Lui  toutes  [ses]  pensées  et  tout  [son]  espoir,  et, par une foi faite de charité, [s’]unir à Lui de manière à n’en être jamais séparé par le péché »1.

 Cependant,  si  l’homme  est  au  cœur  de  l’humanisme,  Dieu  n’encourt-il  pas  le  risque d’être relayé à la périphérie, voire dans l’obscurité insalubre des faubourgs où l’humaniste ne veut plus aller. C’est la version athée de l’humanisme tant décrié par le Père de Lubac, et qui trouve  son  expression  la  plus  achevée  au  dix-neuvième  siècle  sous  la  plume  d’Ernest  Renan dans L’Avenir  de  la  science :  « Ma  conviction  intime,  écrit-il,  est  que  la  religion  de  l’avenir sera  le  pur  humanisme,  c’est-à-dire  le  culte  de  tout  ce  qui  est  de  l’homme,  la  vie  entière sanctifiée  et  élevée  à  une  valeur  morale.  Soigner  sa  belle  humanité  sera  alors  la  Loi  et  les Prophètes, et cela sans aucune forme particulière, sans aucune limite qui rappelle la secte et la confraternité  exclusive...  La  science  large  et  livre,  sans  autre  chaîne  que  celle  de  la  raison, sans symbole clos, sans temples, sans prêtres, vivant bien à son aise dans ce qu’on appelle le monde profane, voilà la forme des croyances qui seules désormais entraîneront l’humanité ». L’humanisme est devenu la religion sans Dieu.

 Vu sous cet angle, l’humanisme est totalement étranger à l’islam. Il l’est bien sûr sous sa  forme  athée,  mais  aussi  sous  sa  forme  primitive,  celle  promue  par  Erasme,  Montaigne, Mélanchton  et  autres  auteurs  de  la  Renaissance.  En effet,  l’islam  n’est  pas  la  religion  de l’Incarnation.  Il  n’est  pas  la  religion  du  Verbe  fait  chair,  où  le  Christ,  le  Fils  de  Dieu,  est l’homme  parfait,  accompli,  « mesure  du  véritable  humanisme  »  selon  l’expression  du  pape Benoît  XVI2.  Lorsque  Maurice  Zundel  écrit  « l’hostie,  c’est  l’homme,  car  ce  n’est  pas  pour être  dans  un  tabernacle  que  le  Seigneur  demeure  parmi  nous.  C’est  pour  être  le  ferment  qui nous  divinise  et  qui  nous  transforme  en  lui.  Le  seul  tabernacle,  c’est  l’homme »3,  il  expose une  théologie  qui  tire  toutes  les  conséquences  de  l’Incarnation  et  qui  sacralise  l’homme  en tant qu’il est non seulement image de Dieu mais plus encore, en tant qu’il est habité par Dieu.

1 François RABELAIS, Pantagruel, Chapitre 8ème.  2 Benoît XVI dans un message adressé aux Académies pontificales en 2005.

Ce  double  aspect  qui  fonde  l’humanisme  dans  une  perspective  chrétienne  ne  se retrouve  pas  en  islam.  L’islam  n’est  pas  la  religion  de  l’homme,  fût-il  l’homme  parfait  (al-insān al-kāmil). L’islam est la religion du monothéisme absolu (tawḥīd), de la toute-puissance et de la transcendance de Dieu. Allāh ne parle à l’homme que par « révélation ou derrière un voile »  (S.  42,  51).  Ce  qu’il  révèle  à  l’homme,  ce sont  ses  Noms,  ses  Attributs  mais  non l’intimité de sa Vie. Par miséricorde, Il se fait proche de l’homme, sa créature, au point d’être « plus proche de lui que sa veine jugulaire » (S. 50, 16), mais l’homme n’est qu’une créature et  Dieu  proche  ou  voisin  n’habite  pas  en  lui.  L’homme  n’est  pas  le  tabernacle  de  Dieu. L’expression « humanisme musulman » semble même contradictoire : le musulman met Dieu au centre, l’humanisme y met l’homme.

 Cependant,  revenir  à  l’exhorte  de  l’Oratio de  Pic  de  la  Mirandole  n’est  pas  sans surprise   :   « Legi,   Patres   colendissimi,   in   Arabum   monumentis,   interrogatum   Abdalam Sarracenum,  quid  in  hac  quasi  mundana  scaena  admirandum  maxime  spectaretur,  nihil spectari  homine  admirabilius  respondisse »,  autrement  dit :  « Très  vénérables  Pères,  j’ai  lu dans les écrits des Arabes que le Sarrasin ‘Abdallah, comme on lui demandait quel spectacle lui  paraissait  le  plus  digne  d’admiration  sur  cette  sorte  de  scène  qu’est  le  monde,  répondit qu’il n’y avait à ses yeux rien de plus admirable que l’homme ».

  La  restitution  exacte  de  la  citation  révèle  que  son  auteur  n’est  point  Pic  de  la Mirandole.  Notre  humaniste  n’en  est  que  le  rapporteur,  mais  la  citation  est  en  réalité  d’un arabe,  ou  plus  exactement,  d’un  sarrasin,  d’un  musulman  donc.  Sans  entrer  dans  la  difficile question de savoir qui est ce fameux ‘Abdallah, cette citation ne serait-elle pas l’indice d’une réelle  dimension  humaniste  au  sein  de  l’islam et  que  celle-ci  aurait  même  nourri  les humanistes de la Renaissance ?

 Il convient donc de scruter les sources musulmanes et de s’interroger sur la vision de l’homme qui est promue dans le Coran et chez certains penseurs musulmans pour dessiner les contours  de  l’« humanisme  musulman ».  Il  conviendra  aussi  de  préciser  la  nature  de  cet humanisme :    relève-t-il    d’une    dimension    ontologique    de    l’homme    ou    bien    est-il communautariste ?  Autrement  dit,  l’humanisme  musulman  met-il  au  cœur  de  sa  réflexion l’homme  ou  l’homme  musulman  seul ?  Les  solidarités humaines,  les  devoirs  à  l’égard  des hommes  sont-ils  fondés  et  justifiés  en  raison  de  la  nature  de  l’homme  –  sa  dimension ontologique –, ou en raison de son appartenance à l’umma, à la communauté musulmane ?

L’enjeu  de  la  question  n’est  pas  sans  importance  alors  même  que  la  mondialisation accélère  les  relations  entre  les  cultures  et  les  religions.  Il  en  va  du  fondement  et  de  la possibilité  d’une  « convivenciapostmoderna »,  véritable  défi  pour  de  nombreuses  villes européennes, pensons à Bruxelles, Rotterdam, Marseille, Berlin et bien sûr Leicester.  Ce  travail  d’interrogation,  de  scrutation,  de  recherche  de  l’humanisme  en  islam  a  été une  des  missions  de  l’IDEO.  Les  contributions  du  Père  Anawati  dans  le  Mideo  ou  dans  ses

 3 Maurice ZUNDEL, Vivre Dieu, Presses de la Renaissance, 2007.

ouvrages, celles aussi de Serge de Beaurecueil ou de Jacques Jomier l’attestent. Tous trois ont recherché dans le Coran  – pensons à l’ouvrage de Jomier, Dieu et l’homme dans le Coran – mais  aussi  chez  les  mystiques,  les  théologiens,  les  philosophes  musulmans  la  place  qu’il revenait à l’homme en islam. Suivant leur méthode, ils ont ciblé leur recherche sur l’âge d’or de l’islam. Nous voudrions poursuivre leur réflexion en axant notre questionnement sur un de ces  penseurs  et  non  des  moindres  AbūḤāmid  al-Ġazālī  (m. 1111),  à  la  fois  philosophe, théologien,  soufi  et  surnommé  « Huğğat  al-islām »,  la  Preuve  de  l’islam  et  dont  le  Père Anawati aimait à dire qu’il est  « le saint Thoma d’Aquin de l’islam ». Cité aujourd’hui aussi bien par les wahhabites, les frères musulmans, les soufis ou les nouveaux penseurs, al-Ġazālīest de fait incontournable. Or, il s’avère que l’étude de sa Somme spirituelle, l’Ihya’ ‘ulūm al-dīn, réserve d’étonnantes surprises.

  Les fondements coraniques de l’humanisme musulman

Remarques étymologiques

  Dans  le  Coran,  l’homme  est  désigné  à  partir  de  deux  termes : insān  (65x)  et bašar(36x). Les lexicographes insistent sur le fait que bašar s’applique sans distinction de genre et de  nombre.  Il  désigne  la  femme  comme  l’homme,  un  individu  comme  plusieurs.  Dans  son sens premier, bašar signifie épiderme, chair, ce qui est visible et palpable. Il y a dans ce terme une  dimension  charnelle,  et  donc  mortelle.  Souvent,bašar  est  employé  par  opposition  aux anges (malak), êtres spirituels (S. 12, 31).

 Quant à l’étymologie d’insān, elle est plus complexe. La racine a d’ailleurs donné lieu à  diverses  interprétations.  Certains  ont  considéré –  et  ils  sont  majoritaires  –  que a.na.sa exprime l’idée de civilité, d’affabilité. Le verbe signifie « être poli », « entretenir des liens de familiarité ». Insān  renvoie  aussi  à  la  pupille  de  l’œil :  l’homme  est l’être  qui  distingue  les choses,  notamment  par  le  langage.  Dans  une  troisième  interprétation,  certains  exégètes relèvent  la  correspondance  entre insān  et nusyān,  oubli.  Le  Dictionnaire  de  langue  arabed’Ibn  Manẓūr  (1233-1312),  cite  cette  étymologie  d’après  Ibn  Abbas :  « L’homme  est  appelé insān  parce  qu’il  reçoit  l’alliance  de  Dieu,  puis  il  oublie  (fa-nasiya) ».  Cette  interprétation fantaisiste  repose  cependant  sur  une  affinité  mise en  lumière  par  le  Coran :  « En  effet,  Nous avons  auparavant  fait  une  recommandation  à  Adam  ;  mais  il  oublia  ;  et  Nous  n’avons  pas trouvé chez lui de résolution ferme » (S. 20, 115).

Si bašar s’opposait au monde spirituel constitué par les anges, insān est employé par opposition au monde animal – ḫayawān. Sa signification est plus large et renvoie aux diverses dimensions de l’homme, créature à la fois spirituelle, matérielle, mortelle et immortelle. Mais qu’est-ce qu’un homme ? De quoi est-il créé ?

 L’existence humaine n’est pas le fruit du hasard ou de l’évolution, mais de la volonté divine.  Si  l’on  existe,  c’est  parce  que  Dieu  l’a  voulu.  En  conséquence,  il  revient  à  chaque homme  de  remercier  Dieu  de  ce  don  de  l’existence,  et  l’expression  de  cette  gratitude  est l’obéissance à ses Lois.

La  dimension  ontologique  commune  à  tout  homme  est  affirmée  dans  le  Coran :  « Ô hommes  !  Craignez  votre  Seigneur  qui  vous  a  créés  « d’une  âme  unique »  (min  nafsin wāḥidatin), et a créé de celui-ci son épouse, et qui de ces deux-là a fait répandre [sur la terre] beaucoup d’hommes et de femmes. Craignez Dieu au nom duquel vous vous implorez les uns les  autres,  et  craignez  de  rompre  les  liens  du  sang.  Certes  Dieu  vous  observe  parfaitement » (S. 4, 1).

  Ce  verset  est  fondamental  puisqu’il  affirme  que  l’unité  du  genre  humain,  au-delà  des races, des conditions sociales, des religions, découle de cette âme unique.

  Créé d’une boue putride (min ṣalṣāl min ḥamā’ masnūn) (S.15, 26), l’homme n’est pas dépourvu d’un certain nombre de faiblesse ontologique : c’est une  créature angoissée  (S. 70, 19-21) ; s’il est heureux, il craint que ce bonheur le quitte et s’il est malheureux, il n’a pas la patience de supporter  ce  mal. Par ailleurs, il manifeste une réelle ingratitude (S. 10, 12).  Il a peur  et  manque  de  confiance  en  Dieu.  Il  est  avide  des  choses  matérielles  et  s’enquiert constamment  de  sa  nourriture.  L’abandon  qui  suscite  la  quiétude  (sukūn)  et  la  tranquillité (ṭuma’nīna)  du  cœur  n’est  pas  son  fort.  Selon  al-Ġazālī,  il  existe  même  une  dégénérescence spirituelle  de  l’homme  au  cours  de  l’histoire :  l’âge  d’or  n’est  pas  devant  nous,  il  n’est  pas aujoud’hui, mais il appartient au passé. Ainsi écrit-il :

  « Les hommes se répartissent selon ces quatre catégories : sur cent individus, quatre-vingt-dix  sont  attachés  aux  causes  secondes ;  parmi  les  dix  restants,  sept  vivent  dans  des  lieux peuplés et s’exposent ainsi – par leur présence et leur notoriété – aux causes secondes. Les trois derniers sont ceux qui se rendent dans les lieux déserts ; deux parmi eux éprouvent de la rancune alors qu’un seul, le troisième, parvient avec succès à la proximité de Dieu. Ces chiffres  correspondent  probablement  aux  générations  précédentes  alors  qu’aujourd’hui, pas même un individu sur dix milles ne se sépare des causes secondes »4.

 Ainsi  donc,  l’homme,  créé  d’une  boue  fétide,  est  un  être  faible,  peureux,  angoissé, ingrat. Pourtant, dans cette boue nauséeuse, Dieu a insufflé son souffle de vie. De cette vase, Dieu  a  donné  une  forme  harmonieuse  si  bien  qu’il  a demandé  aux  anges  de  se  prosterner devant elle (S.15, 26-33). Cette création de l’homme a pour conséquence la rébellion d’Iblīs et par suite sa damnation qui entraîne son inimitié indéfectible pour l’homme. L’homme créé par Dieu est initialement désigné par le terme insān, puis par celui de bašar. Or, c’est précisément la bašariyya de l’homme, sa dimension plastique, matérielle qui est à l’origine de l’égarement d’Iblīs.  C’est  en  effet  à  la  suite  d’une  erreur  de  jugement  sur  l’homme  qu’il  s’égare.  Il  n’a considéré en l’homme que la matière qui le constituait, sa dimension sensible – ce par quoi il est bašar –  mais  il  a  omis  sa  dimension  spirituelle,  ce  en  quoi  il  se  différencie  de  l’animal. Cette  dignité  ontologique  conférée  à  l’homme  est  renforcée  par  une  mission  que  Dieu  lui donne : la lieutenance.

  4 Al-Ġazālī, Kitāb al-tawḥīd wa al-tawakkul (K. 35, p. 1631 ; fr. p. 145)

La lieutenance

  De  cette  mission  confiée  à  l’homme,  nous  avons  le  récit  dans  le  verset  S.  2,  30 : « Lorsque  ton  Seigneur  dit  aux  anges :  ‘Je  vais  établir  un  lieutenant  sur  terre’,  ils  dirent : ‘‘Vas-tu  y  établir  quelqu’un  qui  fera  le  mal  et  qui  répandra  le  sang,  tandis  que  nous proclamons Tes louanges en Te glorifiant et que  nous proclamons Ta Sainteté ? Le Seigneur dit :  ‘Je  sais  ce  que  vous  ne  savez  pas’  ».  Le  terme  fondamental  est  celui  de ḫalīf  dont  le champ  sémantique  recouvre  à  la  fois  celui  de  succession,  de  substitution,  de  gouvernance, d’administration,  d’héritage.  Pour  l’historien  exégète  al-Tabarī  (m.  923),  ce  verset  indique qu’il est confié à l’homme l’administration de la justice divine.

  Pour  autant,  la  racine  est  marquée  par  une  ambiguïté  sémantique, ḫa.la.fa  signifie  en effet  à  la  fois  suppléer,  remplacer,  succéder.  L’homme  est-il  administrateur  de  la  justice divine  ou  successeur  de  Dieu  sur  terre ?  S’il  est  successeur,  alors  il  est  au  centre  de  la création,  maître  du  monde  créé  par  Dieu.  Idée  contre  laquelle  s’est  insurgée  Ibn  Taymiyya (m.1328)  parce  qu’elle  obstrue  l’absolue  transcendance  divine.  Idée  cependant  partagée  par des auteurs modernes et contemporains, qu’il s’agisse de Mohammad ‘Abdū ou Sayyid Quṭb qui  voient  dans  ce  verset  la  lieutenance  confiée  à l’humanité  entière,  ou  Bidar  pour  qui l’homme, hériter de Dieu, est donc maître de son destin.

 Dans ce cas, si le Coran fait de l’homme l’héritier de Dieu, il n’est plus un esclave qui obéit  servilement  à  son  Maître  ou  se  rebelle  contre  lui,  il  est  un  serviteur  affranchi  par  la volonté même du maître. Il est donc possible de conclure que le Coran rejoint l’affirmation du ‘Abdallah cité par Pic de la Mirandole : « rien de plus admirable sur terre que l’homme »5.

  Admirable   aussi   cette   perspective   coranique   puisqu’elle   fonde   un   humanisme universel qui rejoint, mais sous un autre angle, l’humanisme chrétien. Dans les deux cas une dignité, une responsabilité est reconnue à l’homme d’un point de vue ontologique. Mais pour que  cette  anthropologie  puisse  être  féconde  en  termes  de  justice  sociale,  d’équité  sociale  au-delà  des  appartenances  religieuses,  il  reste  à  l’islam  à  la  réaliser  socialement.  Or,  la  vision communautariste de l’umma, la définition de droits spécifiques aux musulmans en tant qu’ils sont musulmans a contribué historiquement à atténuer la valeur ontologique et universelle de l’homme telle qu’elle est exposée dans le Coran.

  L’humanisme musulman face au communautarisme de l’islam

L’umma : Communautarisme et Universalisme

 La  dimension  communautaire  de  l’islam  se  manifeste par  le  rôle  qu’occupe  l’ummadans  la  foi  musulmane.  L’umma  désigne  la  communauté  des  croyants,  une  communautéuniverselle  au-delà  des  solidarités  nationales.  L’umma  est  la  nation-mère  qui  réunit  tous  les croyants  musulmans  qu’ils  soient  d’Egypte,  d’Indonésie  ou  de  France.  Selon  le  Coran,

5 Abdennour BIDAR, L’islam sans soumission, Paris, Albin Michel, 2008.

l’umma  est  « la  meilleure  communauté  qui  ait  surgi  parmi les  hommes »  (S.  3,  110),  une communauté  assisté  de  Dieu  (manṣūra),  et  dont  la  vocation  est  de  renouveler  le  monde. L’umma  est  une  réalité  religieuse  au  sein  de  laquelle  la Loi  est  vécue,  suivie,  obéie.  Car l’islam  n’est  pas  une  « éthique  des  vertus »  selon l’expression  de  Roger  Arnaldez  –  le  mot faḍīla que les philosophes emploient pour vertu n’est pas coranique6. L’islam est une morale de  l’action.

 L’homme  est  musulman  en  tant  qu’il  pratique,  qu’il  accomplit  la  Loi,  guidance donnée  par  Dieu  par  miséricorde.  La  valeur  musulmane  de  l’homme  est  davantage  dans  ce qu’il  fait  que  dans  ce  qu’il  est  ou  même  dans  ce  qu’il  croit.  Il  s’ensuit  donc  une  solidarité singulière  entre  les  musulmans.  Parce  qu’ils  ont  l’umma  comme  mère,  ils  sont  tous  frères. Cette  dimension  communautaire  est  le  nœud  des  relations  que  les  musulmans  entretiennent entre  eux,  mais  elle  conduit  aussi  à  une  lecture  communautariste  et  ségrégative :

le  non musulman  ne  jouit  pas  des  mêmes  droits  que  le  musulman  puisqu’il  n’accomplit  pas  les mêmes  devoirs.  Par  la  suite,  le  comportement  adopté  envers  un  non-musulman  ne  saurait s’identifier  à  celui  que  l’on  a  à  l’égard  d’un  musulman.  La  différence  religieuse  annihile  la déférence qui est dû à l’homme en tant qu’il est homme. De cela, nous avons une illustration très claire dans le livre 15ème de l’Iḥyā’ ‘ulūm al-dīn, intitulée Kitāb ādāb al-’ulfa wa al-’uḫuwwa wa al-ṣuḥba, c’est-à-dire Le Livre des règles de la bienséance, de la fraternité et de l’amitié. Amour et aversion en Dieu Al-Ġazālī note la nécessité pour le musulman d’aimer en Dieu et de haïr en Dieu. Le thème de l’aversion en Dieu est un classique de la spiritualité musulmane.

 Le livre d’al-Ġazālīrépond aux questions relatives à l’amour et la haine envers autrui. Comment aimer en Dieu ? Comment  aimer  Dieu ?  Certes,  en  accomplissant  les  piliers  de  l’islam,  mais  al-Ġazālī,  en s’appuyant  sur  une  révélation  faite  à  Moïse,  précise  que  chacun  des  piliers  de  l’islam  qu’il s’agisse de la prière, de l’impôt légal ou du jeûne sont pour le bien de celui qui les accomplit et non pour Dieu :

 la prière est une preuve  (burhān), le jeûne une armure (ğunna), l’aumône est un abri (ẓill), l’impôt légal une lumière (nūr)7. Accomplir une œuvre pour Dieu revient à prendre en amitié un ami pour Dieu et prendre en animosité un ennemi pour Dieu. L’ami est par  définition  le  frère  donc  le  musulman.  Aimer  en Dieu,  c’est  donc  prendre  un  frère musulman comme ami.  La  perspective  semble  dresser  un  argument  solide  au  profit  du  communautarisme musulman au-delà d’une anthropologie universaliste. Doit-on conclure que le non-musulman, en  tant  qu’il  n’appartient  pas  à  la  communauté  musulmane  est  un  ennemi de  Dieu  et  que  le devoir  du  musulman  est  de  le  haïr  en  Dieu  ?  Une  lecture  rapide  d’al-Ġazālī  le  suggère. L’ennemi,  d’une  manière  générale,  est  celui  qui  s’oppose  à  l’ordre  de  Dieu.  Il  s’y  oppose, écrit al-Ġazālī, « soit par son credo soit par ses actes. Par son credo, il est un hérétique, ou un 6 Roger ARNALDEZ, « Aspects sociaux et religieux de l’humanisme musulman », dans Communauté musulmane, Données et débats, Paris, PUF, 1978, p. 53.  7AL-ĠAZĀLĪ, Kitāb ādāb al-’ulfa wa al-’uḫuwwa wa al-ṣuḥba, (K. 15, ar. p. 593).

impie,  ou  quelqu’un  qui  prêche  en  faveur  de  son  hérésie »8.

  Il  peut  aussi  garder  le  silence, mais  « celui  qui  garde  le  silence,  l’est  soit  par  impuissance,  soit  délibérément »9.

  Ceux  pour lesquels  il  convient  d’éprouver  de  l’aversion  en  Dieu  sont  ceux  qui  corrompent  la  croyance musulmane. Notre auteur dit de l’impie qu’il mérite d’être mis « hors d’état de nuire ou réduit en esclavage, peines au-delà desquelles il n’y a pas d’autres formes d’humiliation »10.

 Dans ce contexte,  al-Ġazālī  établit  une  première  distinction  parmi  les  non  musulmans :  à  l’égard  du ḏimmi,  du  protégé  –  il  s’agit  en  rège  général  des  Gens  du  Livre  –,  il  précise  qu’il  n’est  pas permis de nuire  autrement qu’en se détournant de lui. Cela peut paraître  bien pauvre, mais à l’heure  où  l’on  bombarde  églises  et  cathédrales  au cri  d’Allāh  Akbar,  l’enseignement  du maître  de  l’islam  offre  une  première  lecture  pacifique  des  relations  entre  les  trios  grandes religions monothéistes. Al-Ġazālī poursuit :

  « Il  convient  donc  de  cesser  de  le  fréquenter,  de  traiter  avec  lui  et  d’en  faire  un mandataire. Quant à se détendre avec lui et à se laisser aller comme on se laisse aller avec les amis,  cela  est  extrêmement  détestable  et  peut  aller  jusqu’à  l’interdiction ».  Cette  position s’appuie en fait sur un verset coranique : « Tu ne trouveras aucun peuple ayant la foi en Dieu et  au  Jour  dernier  qui  témoigne  de  l’amitié  à  ceux qui  s’opposent  à  Dieu  et  à  Son  Envoyé, fussent-ils leurs pères, leurs fils, leurs frères ou leurs tribus » (S. 58, 22).

 De même, le verset S. 60, 1 : « Ô vous qui avez la foi, ne prenez pas Mes ennemis et les vôtres pour alliés en leur prodiguant  des  marques  d’affection  alors  qu’ils  ont  nié  la  Vérité  qui  vous  est  parvenue, bannissant le Prophète et vous-mêmes pour avoir cru en Dieu votre Seigneur ».  De  ce  qui  précède,  il  s’ensuit  que  l’humanisme  musulman  met  au  centre  l’homme croyant,  le  musulman.

  Et  il  ne  convient  pas  à  un  musulman  de  choisir  pour  ami  un  non-musulman.

  Un hadīṯ  rapporte à  cet  égard  :  « L’individu  suit  la  religion  de  son  ami  intime. Regarde  donc  quel  ami  intime  tu  choisis ! ».

 Les  solidarités  entre  les  hommes  ont  pour fondement l’appartenance à la même communauté de croyants.  Cependant, il importe de relever que si les musulmans jouissent de droits en tant qu’ils appartiennent à la communauté musulmane, il existe en islam une théorie du voisinage où les non  musulmans  jouissent  aussi  de  droits  de  la  part de  leurs  voisins  musulmans.  En  bref,  la théorie   des   voisins   présentée   par   al-Ġazālī   contribue   à   repenser   l’articulation   entre communautarisme  et  universalisme.

  Il  ouvre  une  redéfinition  de  l’humanisme  en  islam  qui dans un monde pluraliste où les frontières se réduisent constitue les piliers d’une convivencia postmoderna.  La théorie du voisin : fondement islamique de l’humanisme musulman La  question  du  voisinage  est  abordée  de  manière  classique  dans  les  traités  de  savoir-vivre  (adab).

  Al-Buḫārī  (m. 256/870)  y  consacre  un  chapitre  de  son  ouvrageAl-Adab  al-8Ibid.9Ibid.10Ibid., K. 15, p. 602.

mufrad où  il  rassemble  plusieurs ḥadīṯs  autour  desquels  sonne  tel  un  leitmotiv  cette  exhorte prophétique  de  considérer  le  voisin  comme  si  Dieu  s’apprêtait  à  nous  commander  d’en  faire notre héritier, conseil qui concerne aussi bien le voisin hargneux que le voisin juif11. En islam, le  voisin  a  des  droits,  qu’il  soit  musulman  ou  non  musulman.  Les  traditions  prophétiques spécifient  les  devoirs  qu’il  incombe  de  respecter  à  son  égard.  Al-Sulamī  (m.412/1021) consacre  une  section  de  son Ādāb  al-ṣuḥba  (Les  règles  de  la  compagnie  spirituelle)  à l’excellence  du  bon  voisinage12.

  Il  y  souligne  la  nécessité  pour  le  voisin  d’être rassuré  en toutes choses qu’il s’agisse de sa personne (fīnafsihi), de sa religion (dīnihi), de sa famille, de ses  biens  et  de  ses  enfants.  Il  insiste  sur  la  nécessité  de  ne  pas  médire  de  son  voisin,  ni  de l’envier pour sa situation, d’être compatissant à son égard et envers sa famille et ses enfants, à la mesure de la compassion que l’on éprouve envers sa propre famille, ou encore de préserver ses  biens  comme  on  s’attache  à  préserver  les  siens.  Sulāmī  cite  ces  vers  rapportés  par  AbūBakr al-Rāzī où il valorise l’éthique de la ğāhiliyya :  Mon feu et celui de mon voisin ne font qu’un De ma soupière, avant moi, je le sers avec soin  Aucun voisin de mon voisinage contre moi ne récrimine  Et si la voilure ne recouvre son vestibule Je fais l’aveugle quand apparaît ma voisine Jusqu’à ce que le voile la dissimule13Ces pages, somme toute sommaire, trouvent chez al-Ġazālī un développement notoire et une formalisation rigoureuse où il précise la nature de ces droits.

 Cette mention fait suite à la définition de l’ensemble de droits et devoirs propres aux musulmans. Il y est question de la nécessité de les soutenir dans leurs bonnes actions, d’invoquer le pardon pour leurs mauvaises actions,  de  leur  prodiguer  de  bons  conseils  et  de  susciter  la  joie  dans  leur  cœur,  de  protéger leur honneur, de respecter les vieillards et de leur manifester un visage souriant14.

 L’ensemble de ces droits contraste avec les devoirs du musulman à l’encontre des ennemis de Dieu qu’il convient au contraire d’abhorrer. 11 AL-BUḪĀRĪ, Al-Adab al-mufrad, édition Muḥammad Nāsr al-Dīn al-Albānī, Dār al-Ṣiddīq, 2009, B.55-B.70, p. 57-65.  12 AL-SULAMĪ, Ādāb al-ṣuḥba, édition M.J. Kister dans Oriental Notes and Studies, Jerusalem, 1954, réédité dans Mağmu’e-ye atar, édition N. Poorjavadi, Téhéran, II, 1993, p. 62-127.  13Ibid., p. 96.  14Ibid., K.15, B.3, p. 630-653 [V.4, p. -219].

Dans  ce  contexte,  al-Ġazālī  mentionne  les  droits  du  voisin  (ḥuqūq  al-ğawār)15.  Il précise d’emblée que le voisin jouit « d’un droit qui va au-delà de ce qu’exige la fraternité de l’islam  (ḥaqq  warā’a  mā  taqtaḍīhu  uḫuwwat  al-islām)  »16.  Ce  passage  est  d’une  importance capitale   pour   saisir   les   fondements   de   la   convivence ġazalienne   entre   communautés religieuses. En effet, la conception géographique d’al-Ġazālī n’est marquée par aucune forme de ségrégation religieuse. L’espace urbain de la cité musulmane telle qu’il le conçoit n’est pas communautariste : il n’y a pas de division des quartiers selon la nature confessionnelle de ses habitants.  Pour  al-Ġazālī,  le  voisin  est  juridiquement  parlant  l’habitant  des  quarante  maisons les  plus  proches  de  la  sienne  en  direction  des  quatre  coins  cardinaux17.

 C’est  donc  l’espace géographique qui en détermine la définition et non la confession religieuse. Le voisinage n’est pas  défini  par  les  limites  d’un  quartier,  mais  par  l’ensemble  des  habitations  situées  à l’intérieur   d’un   périmètre   dont   la   maison   constitue   le   centre.   Cette   conception   non communautariste  du  voisinage  est  confirmée  par  la  distinction  de  trois  sortes  de  voisins :  le voisin  musulman  qui  a  un  lien  de  parenté,  le  voisin  musulman  sans  lien  de  parenté  et  le polythéiste18.

 En outre, dans la cité ġazālienne, le voisin juif a les mêmes droits que tout musulman. Toutes  les  prescriptions  et  recommandations  à  l’égard  des  non  musulmans  tombent  dès  lors qu’il  s’agit  du  voisin,  qu’il  soit  juif  ou  même  adepte  de  l’associationnisme  (širk).

  Ces  droits impliquent  un  comportement  de  mansuétude,  de  bienveillance,  et  d’attention  quotidienne comme l’illustre la liste qu’il en dresse :  Le  droit  du  voisin  consiste  en  premier  lieu  à  le  saluer,  à  ne  pas  le  monopoliser  dans  la conversation  ou  à  le  retenir  trop  longuement,  à  lui  rendre  visite  s’il  est  malade,  à  lui présenter  ses  condoléances  aux  jours  où  le  deuil  le  touche  et  à  le  consoler,  à  le  féliciter pour ses heureux moments, à lui pardonner ses fautes et ses défauts, à ne point l’espionner par  la  balconade  ou  la  terrasse,  à  ne  pas  l’importuner  par  le  mur  mitoyen,  à  ne  pas  lui déplaire pour ce qui a trait à la canalisation des gouttières, à ne pas répandre de sable près de  son  entrée,  à  ne  point  restreindre  l’accès  à  sa résidence,  à  ne  pas  espionner  ce  qu’il ramène chez lui, à le préserver de ce qui se manifeste de ses défauts, à le secourir s’il est foudroyé par l’épreuve, à veiller à la garde de sa maison en son absence, à ne pas écouter les  ragots  le  concernant,  à  baisser  le  regard  en  présence  de  sa  femme,  à  ne  pas  fixer  les 15Ibid., K.15, B.3., h.2, p. 653-657 [V.4, p. 212-220]. 16Ibid., K.15, B.3., h.2, p. 653 [V.4, p. 212].  17Ibid.,  K.15,  B.3.,  h.2, p. 654. Al-Ġazālī  s’agit  d’un ḥadīṯ  rapporté  par  al-Ḥasān  al-Baṣrī :  AL-BUḪĀRĪ, Al-Adab  al-mufrad, op.cit., B.59, ḥadīṯ n° 109.

 La construction des cités irano-khorassaniennes suit le principe persan de cercles concentriques.

 Du centre où sont construits la mosquée et le palais du prince, part quatre rues qui mènent aux quatre portes  de  la  ville,  la  partageant  en  quatre  quartiers  situés  aux  autres  points  cardinaux :  Hans  KÜNG, Islam,  coll. Patrimoine Islam, Paris, Cerf, 2006, p. 356.  18Ibid., K.15, B.3., h.2, p. 653 [V.4, p. 212].

À  la  fin  du  Livre  15ème,  il  avertit  que  l’on  ne  doit  « sous-estimer  aucun être  humain, qu’il soit vivant ou mort ; cela risque de  conduire à ta perte, car il est peut-être meilleur que toi. En effet, même s’il est un libertin, il n’est pas sûr que ta fin ne sera pas la même et que sa fin  ne  sera  pas  autrement »28.  Si  l’amitié  en  Dieu  relève  de  l’ordre  de  la  croyance  seule, l’amitié  se  décline  sous  différentes  modalités  et  n’exclut  nullement  de  reconnaître  le  non musulman dans toute sa dignité humaine de créature de Dieu.

  28AL-ĠAZĀLĪ, Kitāb ādāb al-’ulfa wa al-’uḫuwwa wa al-ṣuḥba, (K. 15 ar. p.652).